La chemise de nuit
Publié le 15 Août 2015
D’abord un rire qu’ils partagent tous. Puis une aigreur d’estomac pour elle.
Les amis se félicitent : même ardeur, même sincérité après cinquante ans d’amitié.
La nappe tombe sur les genoux. Du plat de la main, elle estompe les plis. Elle se sent brûlante de fièvre.
Des bises, des promesses, des accolades, des peaux tachées par la vieillesse, chacun à leur manière. Elle, le cou, révélé par la robe, est flétri comme un torchon mouillé que l’on tord. Elle se retourne une dernière fois vers le restaurant éclairé. Elle trouve sur le chemin une boîte aux lettres, y dépose l’enveloppe pour sa fille, mère à son tour, engagée dans sa vie d’adulte depuis longtemps. Bien occupée, brillante, distante.
Elle ouvre les fenêtres de sa maison, se déplace dans la pénombre par automatisme. L’eau coule d’abord sur son visage. Froide. Puis sur le corps. Elle marche jusqu’au lit. Mouille le sol qui dérape. Elle enfile la chemise de nuit. Efface ainsi ce tableau d’elle vu il y a quelques secondes dans le miroir. L’arrondi de la poitrine, des fesses, du ventre c’était de ces temps évoqués ce soir. Tant qu’elle avait quelqu’un pour la prendre dans ses bras… Depuis, un affaissement des formes. Les souvenirs déballés au restaurant en quelques heures se sont crispés dans les hanches, les épaules, les articulations, comme des rhumatismes. Ont brûlé le corps jusqu’aux yeux veinés de rouge.
Menue dans la chemise de nuit blanc passé. De la main, elle parcourt la table de chevet. La bouteille et les médicaments. Elle recroqueville les jambes et se recouvre des draps. N’aime pas la sensation d’un pied ou d’un bras qui dépasse. Il en riait. Elle n’a plus le son exact de son rire, ni de sa voix. Comment c’était quand elle posait la tête dans son cou ? Elle ne peut pas se souvenir de la chaleur pas plus de la légère inclinaison du visage. Elle en pleurerait encore. Ce soir, c’est pourtant différent. Elle a choisi le moment et son corps le sait, déjà refroidi. Elle déglutit les gélules. La salive s’assèche. Les murs s’avancent vers elle. N’a pas peur pensait que…
Elle a déjà frôlé la mort avec cet enfant. L’autre.
On lui a dit c’est comme s’il s’était empoisonné. Dans son ventre.
Saisie par les contractions et les douleurs, elle a expulsé le corps inerte. Elle l’a pris contre elle, comme la première fois, emmailloté dans un linge blanc humide chaud froid elle ne sait plus. Sur elle, plusieurs minutes. Des sanglots déchirants pour berceuse. Heureusement, elle avait déjà une enfant. Heureusement, il répétait. Un ventre qui porte la vie, le même qui porte la mort.
Ses amis l’ignorent. Un accouchement inexistant. Uniquement pour elle et lui, dans leurs nuits, au détour d’une conversation, d’un prénom. Ou lorsqu’ils voyaient un petit garçon qui aurait pu être… Yeux transpercés de douleur, implorants, définitivement mouillés en dedans. Elle ne s’est pas laissé abattre. A transformé la douleur en force pour l’enfant vivant. Comme une chanson si poignante mais si belle. Jusqu’à ce soir. Ruisselante de fièvre froide. Quelque chose dégringole en elle. Une agitation saccadée. Elle s’empêtre dans les draps, blanc passé eux aussi. Puis s’immobilise. Abattue. Comme un chien recroquevillé dans sa niche. Ou comme l’enfant, le cadavre entier mou léger malléable dans un linge blanc courbé contre elle mouillé de liquide amniotique de sang de larmes.
Le corps de la femme pâlit. Se terre dans le silence et le noir. Se froisse dans les plis des draps.
Texte écrit à partir d'une sculpture de Bernard Gueguen Surplis.