Régis Lejonc, à propos de l'album L'arbre de Paix
Publié le 29 Décembre 2015
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Le temps de la vie est si court
Pourquoi le trancher encore ?
La paix épargne demain.
Elle sauve la douceur des mangues
Et promet la confiance d'une lune pleine.
Les mots de Youba, murmurés puis clamés, chantés, essaimés dans son village et ailleurs. La voix de cet homme interpelle bouleverse, dérange. Les autres hommes veulent que cesse ce refrain ...
Régis Lejonc, votre travail est étonnamment diversifié, vous êtes autodidacte et expliquez que c’est pour cette raison que vous avez expérimentez plusieurs techniques ( pastel gras, mine de plomb, peinture, numérique, photographie... ) et que vous ne vous enfermez pas dans un style. Vous êtes également dessinateur de bande dessinée. Lorsqu’un texte vous est proposé, est-ce le sujet qui impose le choix des outils, de la technique ? le style ?Ou le style choisi correspond-il à des phases dans votre travail ?
Le fait d'être autodidacte apparaît aujourd'hui pour moi comme une chance. Ça a été plus compliqué au début parce qu'il a fallu que j'apprenne à accepter mes incapacités graphiques et mes manques de connaissances techniques. J'ai ainsi appris l'art de l'esquive en contournant tout ce que je ne savais pas faire. De fil en aiguille et grâce à la pratique et au temps, j'ai compris chaque jour davantage et je ne m'arrête jamais de comprendre, d'apprendre et de poser pour moi-même la barre toujours un peu plus haut, livre après livre. Ce doit être là une question de tempérament, je n’ai jamais ressenti avoir atteint mes limites. Je ne me suis jamais dit non plus que telle manière de faire était la meilleure quelque soit le projet.
Je dessine tous les jours depuis 20 ans, je réalise les progrès accomplis et, grâce à cette expérience, je pense pouvoir absolument tout dessiner aujourd'hui.
Ce chemin m'a permis d'appréhender des textes et des projets toujours plus exigeants narrativement. Chaque projet devient ainsi un challenge personnel qui me pousse à chercher la voie et la voix les plus justes pour moi. Si je parviens à approcher par l'image faite ce que je ressens du texte, que je me sais sincère et au bout de mes propres limites, alors mon travail est accompli.
Ainsi pour moi, c'est toujours le texte qui influence le style et par voie de conséquence la technique utilisée.
Concernant L’ARBRE DE PAIX, qu’en est-il ? Pouvez-vous me parler de la première rencontre avec le texte d’Anne Jonas ? C’est un texte bouleversant, intelligent, empreint d’espoir, d'humanité… L’écriture d’Anne Jonas est très rythmée, très poétique et peut être aussi très épurée, abrupte, cinglante. Ces phrases, parmi d’autres, m’émeuvent à chaque lecture : « Seules les mères pleurant leurs enfants engrangeaient ses mots au grenier de leur chagrin » ou « Loin des arbres pour qu’il n’ait pas d’ombre. Loin des hommes pour qu’on l’oublie. »
Quand le projet de L'ARBRE DE PAIX s'est présenté à moi, j'étais en terrain humain connu.
L'ARBRE DE PAIX est le second livre que j'ai illustré avec Anne Jonas. Nous nous sommes rencontrés sur LE GOLEM aux éditions Nathan, hélas épuisé aujourd'hui. J'aime la manière d'écrire d’ Anne Jonas et j'aime son humanité parfaitement palpable quand on la lit. Quand j'ai reçu le texte de L'ARBRE DE PAIX, ce fut par le biais d'une éditrice dont j’apprécie le travail, Charlotte Moundlic, elle est également auteure et travaillait alors pour les éditions du Père Castor chez Flammarion. Nous avions déjà collaboré, je savais que je pouvais bénéficier de sa confiance.
Le texte d’Anne Jonas et surtout son propos m'ont tout de suite cueilli ; j'ai vite compris qu'il me faudrait être à la hauteur d'un tel message et il m'a fallu du temps de maturation pour déclencher les premières images dans ma tête.
J'ai eu assez vite en tête les guerriers du peuple Mursi qui vit entre la Somalie et l'Éthiopie. J'avais vu des photos d'eux et ils ont très vite incarné le peuple de Youba. Pour le reste, ma représentattion de l'Afrique est purement fantasmée et héritée de mes grand-parents maternels qui étaient colons dans divers pays d'Afrique noire dans les années 50.
L’histoire de Youba est une histoire universelle. Ces guerres ont existé, existent et se répètent à différents coins du monde, à différentes périodes de notre Histoire. L’auteure choisit de nommer le personnage et bien plus encore elle lui attribue une voix, un cœur, un souffle à travers les mots. Vous choisissez de lui donner un visage, un corps, vous êtes dans le réaliste, ce qui accroit selon moi l’émotion. Vos illustrations figuratives soutiennent l’intensité du texte.
Par exemple, lors de la mort de Youba, vous dessinez le mouvement de la pierre qui vient avec force et violence (d’on ne sait où, d’au-delà de la page « on ne sut jamais qui ») frapper le visage de Youba, le sang jaillit, Youba est en train de chuter. Il n’est pas allongé par terre, il est en train de tomber. Ce parti pris ajoute à la cruauté des autres hommes. Ainsi, l’illustration nous donne à entendre le choc de la pierre sur la tête, le bruit qu’elle fera en tombant au sol, le bruit du corps de Youba qui frappera au sol. Le lecteur poursuit dans son imaginaire, la poussière qui se soulèvera, le silence qui suivra la chute.
La figuration et le réalisme sont des choix aujourd'hui à contre-courant dans l'illustration jeunesse. Je trouve cela dommage. Comme vous le dîtes vous-même, l'incarnation par le traité réaliste génère de l'empathie et de la puissance. Il m'a fallu beaucoup de temps pour le comprendre. J'ai longtemps pensé que le traité graphique universel était plus fort parce qu'il pouvait provoquer un sentiment d'écho personnel. Un dessin simplifié évoquait que chacun était concerné par les péripéties du personnage, que le personnage incarnait directement le lecteur. Ce peut être vrai mais c'est en vérité bien moins puissant que l'empathie.
L'incarnation graphique d'un personnage qui aura son identité physique, un visage et un regard qui n'appartiennent qu'à lui-même, nous met naturellement à distance en tant que lecteur mais nous plonge dans son histoire à lui plutôt que dans la nôtre.
On devient, en lisant, celui qui écoute, qui comprend, qui compatit, qui s'émeut. L'écho existe là aussi avec ce qui nous compose naturellement en qualité d'êtres humains.
Concernant la mort de Youba, ce que vous en dîtes me transporte de joie car cela correspond à ce que j'espérais faire passer. Inventer une image qui puisse raconter ce qu'on ressent profondément est le cœur dur du métier d'illustrateur. Y parvenir est toujours un petit miracle qui se réalise par le regard et les sentiments des autres. On ne sait jamais si l'on y est parvenu tant que les lecteurs ne nous témoignent pas leurs propres émotions. À ce moment-là seulement existe une convergence exquise et encourageante.
De la même façon, la femme dont il est amoureux est dessinée au premier plan sur une page pleine : l’amour est incarnée, à travers un corps, un visage et l’on devine la relation entre eux sur cette page, un rapport de séduction, et surtout un désir brûlant de vivre.
Pour les sentiments amoureux de Youba, il fallait que moi-même je puisse tomber amoureux de cette fille. Elle devait être belle mais pas seulement. Il fallait qu'un petit je-ne-sais-quoi habite son regard, impose un caractère, qu'elle soit unique. En même temps, il y a l'interdit imposé par la tribu : Youba est celui qu'on ne doit pas fréquenter. Youba devient donc d'autant plus attirant pour cette fille courageuse en amour.
Le lieu représenté où ils se retrouvent est l'arbre de Youba. Celui où on le voit seul sur la première image du livre, son refuge.
C'est elle qui vient vers lui et non l'inverse même si elle donne l'impression de repartir.
D"ailleurs dans le texte d'Anne, ce sont les femmes qui les premières reconnaissent la sagesse de Youba et l'imposent lentement dans la tribu. C'est le mouvement des femmes qui pousse les hommes à voir Youba comme un véritable danger à l'ordre établi.
L'amoureuse de Youba devait incarner tout cela à la fois.
Youba quant à lui est juste transi d'amour pour elle. Il est stupide et gauche, statique et hésitant. Il est amoureux.
Dans l’avant dernière page, le chef guerrier est représenté par un bras fort, solide qui se tend. L’ennemi a une peau à toucher, à frôler, l’image procure des frissons.
Le réalisme ajoute aux émotions.
Oui, encore et toujours.
Un loup féroce dessiné comme un véritable loup fera encore plus peur qu'une caricature de loup même monstrueux.
Après la mort de Youba, le ciel s’assombrit. C’est la nuit. Puis l’arbre croit sous un ciel bleu, il prend la lumière, prend les couleurs du soleil levant. Je vous ai écouté il y a quelques semaines à Paris lors d’une journée organisée par l’agence Quand les livres relient, vous avez dit :
Mes images sont souvent sombres, mais justement ce que j’aime c'est la lumière.
Il me semble qu’avec L’ARBRE DE PAIX, ces mots prennent une dimension très importante, et je pense bien sûr aux événements tragiques actuels : dans ce chaos, dans l’obscurité, essayer de trouver la lumière, la beauté de la lumière. Youba c’est l’individu lumineux, Youba c'est un homme animé par un espoir, une conviction intime, profonde, Youba c’est le désir de ne pas être ou faire comme les autres sans réfléchir, sans remettre en question. L’ARBRE DE PAIX c'est l’histoire d’une détermination, c’est l’histoire du réconfort des mots parlés ou chantés et de leurs capacités à changer les hommes.
Je n'ai rien à ajouter à ce que vous dites. Je crois profondément au fait que la Paix demeure plus puissante que la violence et la guerre. Je crois aussi qu'il est très important de le dire et d'y croire dur comme fer. En ce moment, ce livre est particulièrement important. J'aimerais que beaucoup d'autres encore le sachent car je trouve que cet album n'a pas été reçu et porté à hauteur de son message dans notre époque troublée.
Novembre 2015.
L'arbre de paix texte d'Anne Jonas, illustré par Régis Lejonc, Flammarion, 2013
À lire également dans la revue en ligne Les Années, 69 ici