Se laisser entraîner vers un ailleurs

Publié le 22 Novembre 2015

Se laisser entraîner vers un ailleurs

Il se sent pareil à un vieux bout de métal tordu, abandonné au fond d’un puits, ignoré du vent et de la lumière. Il se sent sale et inutile. Melkior, dix-sept ans, son désarroi.

Le début du roman d’Olivier Ka Un cœur noir raconte un égarement, un trouble qui colle à la peau de Melkior, un mal être viscéral, une envie de disparaître.

Melkior travaille à l’usine, il vit chez ses parents, aimants, très présents. Ici pas d’abandon ni de famille déstructurée. Et pourtant Melkior est malheureux et s’engouffre dans la petite délinquance pour exister. Jusqu’à ce qu’il rencontre François dans sa maison : En son for intérieur, il a l’impression qu’une porte est en train de s’ouvrir, quelque part au loin, encore invisible, ou bien qu’un pan de mur ignoré s’est effondré au cœur d’une vaste ville en ruines. Cela crée en lui un étrange effet, à la fois intrigant et effrayant.

La vie de Melkior sera bouleversée par cette rencontre déterminante, douloureuse, chaotique, ponctuée de sentiments contradictoires, incompréhensibles. Melkior ne sait plus très bien qui il est et ce qu’il doit faire. Comme s’il avait quitté une route bien droite, sur laquelle il s’avançait jusqu’à présent avec insouciance, pour s’engouffrer dans un labyrinthe. Aujourd’hui, il est devant un choix multiple de directions à emprunter, alors qu’avant il ignorait même que l’on puisse se trouver confronté un jour à un tel choix.

La rencontre remue ce qu’il a tenté d’enfouir depuis longtemps, elle provoque une grande violence intérieure, puis elle libère, elle révèle. Elle permet à Melkior d’écouter ses propres émotions et par la suite de décider du chemin qu’il voudra prendre, du sens qu’il donnera à sa vie. L’écriture est celle des émotions, de l’intériorité, des mots qui restent coincés dans la gorge, des secrets inavouables et honteux, des silences nécessaires. Melkior patauge dans une déprime poisseuse. Il ne respire pas, il soupire. Il ne parle pas, il gémit. Il ne réfléchit pas, il pleurniche.

La maison de François est une métaphore du ventre maternel, elle l’enveloppe, le rassure, le contient et le fait renaître. Elle est à la fois le lieu de ressource et le lieu des tourments. Parce qu’il sent au fond de lui que cette maison va lui apprendre quelque chose d’essentiel. Et que s’il s’en détourne, il restera boiteux jusqu’à la fin de sa vie.

Dès qu’il en franchit le seuil, le temps s’arrête, une irréalité s’installe à tel point que parfois, je me suis demandée si François existait réellement. Ce personnage n’existe pas que pour Melkior ? N’est-ce pas lui qui l’a créé ? ou du moins n’a-t-il pas provoqué cette rencontre car c’est ce dont il avait besoin à ce moment-là de sa vie ?

Olivier Ka accepte de répondre à mes questions :

Pouvez-vous nous dire comment est né ce roman ?

J'ai d'abord tourné autour de l'idée de la maison. C'est pour moi l'élément principal de cette histoire. Je la voyais comme un personnage à part entière, maléfique, vampirique. D'ailleurs, le premier titre de cette histoire était : "La maison au coeur noir". Petit à petit les personnages ont pris de l'importance et les choses se sont rééquilibrées.

Je suis assez obsédé par les blessures du passé qui ressurgissent, par la place de l'inconscient lié aux traumatismes enfouis qui agit sur nos décisions. Comme tout le monde, j'ai des vieux regrets qui traînent, des épisodes dont je ne suis pas fier et qui remontent de temps en temps à la surface. Et puis j'aime aussi l'idée qu'une rencontre peut être déterminante, surtout à l'adolescence. Si je suis devenu celui que je suis aujourd'hui, c'est évidemment grâce à ces rencontres, ces quelques individus que j'ai eu envie de singer. Adolescent, on se nourrit beaucoup des autres.

La notion de modèle est primordiale à l’adolescence. Elle est aussi ambiguë : c’est toute la tension entre vouloir être comme, et vouloir s’en détacher, avoir besoin des autres pour exister, et être soi-même. D’ailleurs, Melkior a besoin de s’extraire des autres pour se comprendre lui-même, mais il y a toujours une personne bienveillante près de lui. Melkior ne pourrait pas être sans les autres ?

Melkior est un être en construction, il a besoin de se projeter. On est tous passé par là. Tant que ses modèles sont les petits malfrats de sa cité, ils sont toxiques pour lui, mais il n'en sait rien, il n'a pas encore le recul nécessaire pour en prendre conscience. François lui propose une alternative. Je crois que le plus important, c'est d'être ouvert à toutes les propositions. Adolescent, si on reste obnubilé par un seul modèle, on risque fort de passer à côté de quelque chose de bien plus riche. Melkior, sous ses airs renfrognés, est un garçon en demande. Il n'aurait jamais suivi François s'il n'avait pas, au fond de lui, envie de se laisser entraîner vers un ailleurs. Sans les autres, sans ces modèles là, je pense qu'il serait terriblement perdu.

Un cœur noir nous raconte avec beauté ce bouleversement : se laisser entraîner vers un ailleurs pour devenir soi.

Un coeur noir, Olivier Ka, Plon, 2013

Rédigé par Audrey Gaillard

Publié dans #Lectures

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