Entre mes oreilles

Publié le 19 Janvier 2016

Entre mes oreilles

Un vrai plaisir de me creuser la tête pour chroniquer l’ album « Dans la tête d’Albert » d’Annie Agiopan et Carole Chaix qui justement interroge ce que j’ai entre mes oreilles. Une telle osmose entre texte et illustration qu’ils sont impossibles à traiter sans d’innombrables va-et-vient, sans des retours en arrière, des bonds en avant, des connexions à trouver, des grandes interrgogations… Une impression, non pas de linéarité, mais de tourbillon, de fourmillement, à l’image de la page de garde remplie d’objets, animaux, aliments, personnes… et à l’image évidemment du cerveau.

Le livre est naît d’après une discussion avec l’illustratrice, d’un cadeau de Carole Chaix à Annie Agiopan, un petit oiseau de fil de fer, et de l’envie forte de l’auteure d’aborder la complexité du cerveau.

À la première lecture, ce mystérieux Albert pourrait être un marginal, un fou « Il a l’œil vif, le nez au vent et la tête en l’air avec un petit vélo dedans » Il est du moins, quelqu’un d’inhabituel. Pas vraiment souriant, un brin de misère, beaucoup de solitude, un personnage stigmatisé : est-il sans emploi, sans famille ?

Plus je relis, moins cette hypothèse se justifie. Mais alors, qu’est-ce que je vois de l’autre ? Quels signes extérieurs me trompent ? De quels préjugés suis-je faite (c’est terrifiant !) ? Qu’est-ce qui est inatteignable chez l’autre ? Qu’est-ce qui m’empêche d’y accéder ? Les choix de l’autre sont-ils incompris, mal interprétés ?

Albert est en fait un rêveur, un créatif, un amoureux, un passionné, un voyageur, un résistant.

Et finalement, Albert n’est pas une façon d’être, il est complexe, il est fait de changements d’humeur, il est traversé par l’envie, la paresse, la peur, la volonté, la tristesse…

L’album est construit sur une alternance : extérieur traduit par le point du vue du chien d’Albert / intérieur, le lecteur est immergé dans la tête d’Albert.

Des phrases encadrées de deux traits ponctuent et s’accumulent au fil des pages, comme des pensées à méditer :

« Entre mes deux oreilles, même si je fais attention, j’ai parfois du mal à suivre. »

« Entre mes deux oreilles, je pense parfois joliment de travers. »

« C’est vrai qu’entre mes deux oreilles, je ne suis pas seul commandeur. Je n’arrive pas toujours à faire ce que je désire. »

« Je me sens parfois tellement à l’étroit entre mes deux oreilles. »

etc

Cet album, ô combien créatif et original, est une incitation au lâcher-prise, une invitation à nourrir notre imaginaire. Les deux artistes n’hésitent pas à nous embarquer dans un univers irrationnel, d’ailleurs dès la troisième image du cerveau, celui-ci est incisé, il déborde de couleurs, de chemins, d’engrenages, de strates…Carole Chaix dessine des oiseaux masqués, des maisons qui ne touchent pas le sol, des couples à l’envers, des ombres inversées, des escaliers qui grimpent vers le vide (en apparence !), le vélo d’Albert est sans pédale. Aucune limite à l’imaginaire ? Le chien d’Albert pense de son maître « ça l’amuse de n’en faire qu’à sa tête. »

Albert et le monde qui l’entoure s’animent sur des plateaux à roulettes, comme des décors de théâtre ou de cinéma, ou encore des tapis de jeux où les objets, les accessoires seraient interchangeables. Cette idée renforce le sentiment d’instabilité, de fragilité de la vie, mais aussi la possibilité d’avancer et de choisir sa propre histoire : construire, déconstruire (le droit à l’erreur), imaginer, organiser. Cet album est une succession de remise en question. Utiliser notre cerveau pour réfléchir, interroger. Ce monde sur roulettes, tenu par un mince fil, est un monde détraqué, où la nature peine à résister, où les rêves seraient dictés par la société de consommation, où tout le monde avancerait dans le même sens. Il y a quelques jours, un proche qui connaît des centaines de chansons me chantent la fin de la chanson de Léo Ferré Thank you Satan : Et qu’on ne me fasse pas taire, et que je chante pour ton bien, dans ce monde où les muselières ne sont plus faites pour les chiens.

Immédiatement, la phrase d’Annie Agiopan ressurgit dans ma tête (connexion rendue possible par le cerveau !), le chien d’Albert pense « pourtant ça ne doit pas être simple de manger avec la muselière qu’on lui a mise à l’hôpital ».

Albert, celui qui est différent, insaisissable, celui qui questionne l’intelligence, qui remet en question, qui doute, celui qui n’est pas aligné dans le même sens que les autres dans le bus. Veut-on le faire taire ?

Cet album continue de me travailler, et j’en découvre encore quelques richesses, pas plus tard qu’hier soir… L’avant dernière page : Albert se tient face aux immeubles modernes, nettes et parfaits, à sa droite un vieux mur bancal, en cours de démolition, un lampadaire brisé, quelques plantes sauvages qui courent sur les murs. Dans le film de Jacques Tati, Mon oncle, l’image est étrangement identique…

« Entre mes deux oreilles, je peux tout remettre en question. Tout. Ce que je vis. Ce que je ressens. Ce que je fais. Ce que je pense. Ce que je crois. Et je peux même décider que demain je ferai la même chose, différemment. »

Dans la tête d’Albert est un hymne à l’intelligence et à la liberté de penser. Et de penser de grandes choses, comme un certain Albert Einstein qui dès son plus jeune âge s’insurgeait du pouvoir arbitraire de certains adultes et refusait la discipline…

Dans la tête d’Albert, une histoire d’Annie Agiopan et Carole Chaix, Éditions Thierry Magnier, 2015.

Rédigé par Audrey Gaillard

Publié dans #Lectures

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article